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18 février 2010

Bordeaux défriche

/by Thomas DHousebacalan_Lab

Depuis longtemps il est admis que Bordeaux n’est pas une ville-modèle en termes d’innovation politique. Dernier bastion du clientélisme et du traditionalisme droitistes, la mairie, et ses deux figures du dernier demi-siècle, n’a jamais prouvé au monde entier l’amplitude de ses facultés d’anticipation sociale. On pourrait dire que le jeu de fond de cour fait autorité par ici. Pas trop d’attaques dévastatrices et ultra risquées au filet, on sait jamais ce qui pourrait se passer dans notre microcosme de politicards (tous bords confondus) et grandes familles de notables qui défendent leurs propriétés de chasses. Pas trop d’acharnement à promouvoir des formes novatrices de politiques publiques. Pas trop d’énergie et de sueur de cerveau dépensées pour la réflexion sur une refondation des liens sociaux.

 

Les grands plans d’urbanismes se sont succédés, la ville s’est embellie au point de provoquer la pâmoison des juges du patrimoine mondial Unesco, mais n’a pas réussi son pari socioculturel : d’autres juges, plus sévères que leurs confrères, ont refusé un label tout aussi symbolique et prestigieux de « capitale européenne de la culture 2013 ». Ca l’aurait bien fait sur le parvis du Palais Rohan pourtant. Du bleu pour le maire, du rouge (qui tâche) pour la ville, du jaune pour l’Europe, et vlan ! Le tour est joué, on est une métropole culturelle ! Rappelons au passage que la Roumanie a eu l’idée avant pour les couleurs. Hé bien non, notre bonne vieille cité, elle est bien jolie ok, elle est belle à voir, mais elle a pas de chien, elle a pas de caractère, elle est un peu comme Sophie Marceau ou Carla Bruni : vaut mieux qu’elle dise rien, parce que sinon ça va briser le charme. Figé dans un immobilisme gaulliste, l’exécutif municipal a suivi à la lettre, depuis des lustres, « le dogme Malraux », à savoir : on démocratise la culture oui, mais pas n’importe quelle culture : la haute, la prestigieuse, celle qui donne des vertiges à la terre entière. On montre ce qui fait la gloire locale et nationale au plus grand nombre, mais attention, on limite les initiatives vers la culture qui émerge, la culture qui transpire la créativité individuelle. On se méfie du neuf. On se love dans la complétude de l’ancien.

Au tournant des années 70-80 pourtant il y en a un qui a fait son original : il a créé et soutenu un festival d’avant-gardes au nom bizarre, a promu une forme pionnière de décentralisation culturelle, et avec succès en plus : c’est Chaban et le festival Sigma. De 1965 à 1990, le maire, profitant de sa toute-puissance locale, de sa stature nationale et d’un goût précurseur pour les émergences artistiques, contredit le surnom peu flatteur de sa ville, et lui permet de se réveiller pendant un mois tous les automnes au rythme de musiques (Magma ou Pierre Henry dès les années 60 par exemple), d’expos et de performances innovantes qui frappent l’imaginaire des populations bordelaises, qui participent en masses. De plus, dans les années 70, il installe le festival dans un lieu très spécial, sauvé in extremis de la destruction, qui servait, au temps des splendeurs controversées du port de Bordeaux, au stock de marchandises : l’entrepôt Laîsné. Le futur CAPC est alors le siège de pratiques étranges : trois compagnies théâtrales, un centre d’art contemporain, des artistes plasticiens se partagent, et le lieu, et sa gestion, sous l’œil de la mairie qui fait preuve d’un laisser-aller jamais expérimenté précédemment. Comme le soulignent de nombreux experts de l’histoire politico-culturelle locale, Jacques Chaban-Delmas cherche alors à contrebalancer le centralisme parigot en instituant un véritable « Beaubourg bordelais »1. En fait, 30 ans avant tout le monde, même au niveau mondial, il crée la première friche culturelle institutionnelle.

«Friche culturelle» ? Très simple : un endroit précédemment utilisé à des fins commerciales, industrielles, portuaires, de service, etc. qui, laissé à l’abandon, est réhabilité en centre de création artistique polyvalent. Certains appelle ça « fabriques », car en effet ce sont la plupart du temps des anciennes usines qui se voient métamorphosées en lieux d’expérimentations uniques. Uniques par la démarche d’appropriation de l’espace (on squat des bâtiments abandonnés, on y fait de l’art, on en fait un lieu de créations visuelles, théâtrales, musicales, toutes mélangées), par les pratiques de gouvernances internes (dans le style soixante-huitard, toutes les ressources sont mutualisées, et on décide tous ensembles), et uniques parce que ces initiatives – la plupart du temps venant d’acteurs privés – choisissent d’impliquer les riverains dans leurs actions et leurs décisions. En clair, les friches culturelles qui ont émergé depuis les années 70 dans les tréfonds des zones pourries de l’urbain européen se placent volontairement en opposition aux modèles d’action culturelle dominants. Elles sont les signes que ce que certains intellos appellent le post-modernisme n’est pas réduit à des geeks amorphes et apolitiques qui votent Bayrou (quand ils votent). Elles prouvent qu’un nouvel étage du rapport du citoyen à l’art sous toutes ses formes – « vulgaire », « populaire », « bougeois », « contemporain », blablabla - est accessible et nécessaire. La notion de « démocratisation culturelle » n’est peut-être pas si caduque et se rend peut-être effective par ce nouveau biais.

 

Miss you Sigma…

 

En fait, pour en revenir à Chaban et à nos politicards, Bordeaux n’est pas une fille si superficielle. Au niveau des métropoles d’Europe, depuis des dizaines d’années, il faut bien le dire, c’est une de celles qui dépensent le plus d’argent dans la culture. 20% du budget municipal en moyenne depuis 50 ans, avec des pics sous Chaban qui pouvaient atteindre 30%. En comparaison, Paris réserve en 2009 7% de son budget à la culture2, alors que Bordeaux reste stabilisée autour de 18%3. Ce ne reste que des chiffres et ceux-ci masquent des réalités d’investissements bien différentes, certes, mais néanmoins, force est de constater un volontarisme local à ce niveau-là. Un volontarisme battu quelque peu en brèche au fil de la fin de mandat Chaban et de l’avènement de l’administration Juppé. Le premier, vieillissant, a dû lâcher du lest et donner du mous à mordre aux tenants du rationalisme économique, et le second, malgré des actions ultra symboliques, assoit son leadership dans son nouveau fief en approfondissant la cure d’austérité et en effectuant une « chasse aux sorcières » dans les hautes sphères des biens publics. Juppé place ses hommes de confiance à la place de ceux de son prédécesseur.

Sigma en fait les frais. Déjà, en 1990, le festival est éjecté de l’entrepôt Laîné, où le CAPC de Jean-Louis Froment a finit par monopoliser les lieux, et se retrouve dans les hangars des quais rive gauche pas encore rénovés. En 1997, la 32e édition est la dernière. Plus de subventions et volonté à peine masquée de la mairie d’évacuer les dernières reliques chabaniennes. Même Jean-Louis Froment, à l’entrepôt des Chartrons, doit quitter la structure qu’il a créée et institutionnalisée.

 

Dès lors, une nouvelle génération d’acteurs prennent la parole dans le marasme du milieu culturel girondin. Le temps est à l’orage entre la nouvelle équipe municipale et le terreau des individus porteurs de projets de redynamisation culturelle. Le jeu de cartes, si stable pendant 50 ans, est secoué par la visibilité de plus en plus prégnante des carences structurelles bordelaises. Pas assez de théâtre contemporain, peu de salles de spectacles de grande importance, monopolisation des financements publics par les institutions culturelles (Grand théâtre, TnBA, CAPC, etc.), un festival Nov’Art frigide qui ne remplace pas Sigma… Et pourtant des possibilités foncières inexplorées dans le tissu urbain. Ainsi réussi le trio Eric Chevance (alors secrétaire général du TnBA) – Gilbert Tiberghien – Jean-Luc Terrade (tous deux parmi les directeurs de compagnies théâtrales et metteurs en scène les plus reconnus d’Aquitaine) à créer le TNT – Manufacture de Chaussures non loin du quartier des Terres-Neuves, le long des boulevards. Théâtre, lieu de résidences et de spectacles pour artistes de toutes disciplines et aussi espace de projets à destination des publics délaissés habituellement par l’offre culturelle locale, le « Tout Nouveau Théâtre » a choisi une ancienne usine pour voir le jour. Non sans difficultés.

 

Au tournant des années 2000, un autre exemple de friche culturelle apparaît dans le paysage : la Base Sous-marine. Au départ, ce bâtiment, propriété de la municipalité, est réservé à un conservatoire-musée de la marine de plaisance. Tout un programme. Cependant en 2001 est prise la décision, sous l’impulsion de hauts fonctionnaires moins influencés par le catéchisme politique local, de transformer ce décor incroyable en lieu de spectacle et d’exposition polyvalent. Voici que naît la seconde friche culturelle institutionnelle bordelaise.

 

Droit de cuissage institutionnel

C’est à ce point du récit que l’on touche à une spécificité bordelaise qui exprime et révèle la tradition locale : ces premiers exemples de friches culturelles sont rendus possibles par l’intervention de l’argent public, et de fait se doivent d’être adoubés par le pouvoir afin de subsister, alors même qu’il est prouvé par A+B qu’ils répondent à un manque clairement identifié. Les exemples d’initiatives « sauvages » ayant été tuées dans l’œuf sont, comme on le sait, extrêmement nombreuses. Pas vraiment réaliste de monter un projet dans l’agglomération bordelaise sans « permis de séjour » institutionnel. Les exemples du Squat des Ferrailleurs, de la Bonne Etoile, ou encore plus récemment les difficultés rencontrées par les membres du Pétrôlier et la campagne de diffamations déversées dans Sud Ouest, démontrent bien d’une impasse de l’idée d’autonomie à Bordeaux. La culture est solidement tenue en laisse par l’institution municipale, qui au contraire de ses collègues (communauté urbaine, région, département) possède ce qu’on dénomme en termes politiques « la compétence culturelle » : en bref, une réminiscence du droit de cuissage : choix – tri - des projets qui collent au développement général souhaité, processus de chantages financiers qui obligent parfois à des modifications du cahier des charges, et étouffement des autres qui se refusent à s’y prêter.

 

Pour voir un projet culturel aboutir à Bordeaux, plusieurs pistes permettent alors de tracer une recette :

  • mettre à cuire les idées-projets pendant une bonne année.

  • Les disposer dans un bain-marie chauffé au gaz des référentiels d’action publique municipale

  • Laisser mijoter à feu doux

  • Au bout d’un moment, disposer le projet maintenant prêt dans un magnifique plat orné de légitimité d’acteurs implantés depuis longtemps sur le territoire

  • Refaire cuir au four pendant des mois

  • Déguster le projet en prenant bien soin de laisser toujours un peu d’os à croquer pour le chien institutionnel.

Le drame qui se noue autour de cette recette est triple.

Le premier est que le milieu culturel bordelais s’est dépeuplé d’initiatives dans le domaine des formes créatives émergentes, car finalement les difficultés pour y gagner une légitimité sont trop lourdes. Les artistes se barrent. Ou vivottent sans réellement faire parler d’eux, car trop isolés. C’est notamment et surtout le cas des artistes plasticiens.

Le deuxième drame tient au fait que la ville a des richesses foncières insoupçonnées. Les « trois B » (Bacalan – Belcier – Bastide) sont autant de portes vers l’imaginaire, par leur profusion d’espaces en friches où les projets de réhabilitations pourraient donner à la ville une autre image que « la belle qui pionce ».

Enfin le troisième est le constat navrant de l’attentisme des populations. Ayant l’habitude d’avoir peu en offre culturelle, les habitants de Bordeaux en demandent peu.


 

New Order

Heureusement, certains acteurs, institutionnels ou privés, individuels ou collectifs, parviennent à faire bouger les lignes si stables de la politique culturelle, avec en plein cœur cette réhabilitation des friches.

L’échec de la candidature 2013 est passé par là, et a posé sur le nez de nos gouvernants la tâche qu’ils ne voyaient pas, ou se refusaient à voir. Le capital patrimonial culturel local doit s’élargir à une nouvelle espèce de bâti, qui appelle à une revanche sur la ruine. Une espèce de bâti au plus près d’habitants qui ne mettent jamais un pied au Grand Théâtre ou au CAPC. Le maire et ses équipes ont maintenant compris où étaient les seules idées-forces de leur projet 2013 : les friches culturelles, idées portées principalement par la Fédération POLA. Surtout celle qui pourrait voir le jour dans les anciens magasins généraux de la Caserne Niel, rive droite, espace bien connu des graffeurs et autres pratiquants du street art, temple déjà dévolu à l’art citoyen.

De fait, les échanges se multiplient dorénavant entre acteurs impliqués dans cette problématique, et le dialogue est en voie d’égalisation. La municipalité découvre des procédés dialectiques qui la force à introduire dans ses référentiels d’action publique mêmes (c’est à dire les concepts qui gouvernent à ses décisions) les idées, notions, inventées et expérimentées par des acteurs autrefois marginalisés, qui entrent dès lors dans le jeu. La recette se modifie. La Fédération POLA, qui regroupe une trentaine de structures et d’individus animés par des projets de fabrique et de mutualisation des ressources depuis neuf ans voit enfin certaines de ses propositions prises au sérieux. Jusqu’à obtenir un contrat et un lieu avec la ville en septembre 2009, l’ancien dépôt de la Citram à Bacalan.

Des deux côtés on défriche, car on invente de nouveaux modèles d’échange, de dialogue, d’actions. De nouveaux modes d’implications des acteurs, tels des tables rondes, groupes de réflexion, associant responsables municipaux, urbanistes, architectes, opérateurs culturels, artistes, chercheurs, riverains, émergent. En fait, comme l’écrit Fabrice Raffin, sociologue et spécialiste français de la question des friches culturelles, on assiste à une « brèche dans l’héritage Malraux ». Mais Bordeaux est en retard par rapport, notamment en France, à celle qui a remporté le titre de « capitale européenne de la culture 2013 » : Marseille. Ou encore par rapport à Nantes, les villes minières du Nord, Lyon… Sans parler de villes européennes comme Liverpool, Bruxelles, Hambourg, Copenhague ou Berlin.

Bordeaux est une fille pas si conne. Elle a un potentiel. Elle peut même devenir, un de ces jours, la fille parfaite.

La ville vise, selon son plan de développement, le statut de métropole culturelle européenne à l’horizon 20304. On ne peut que rester perplexe. La culture apparaît toujours comme une des priorités politiques, mais peut faire l’objet de critiques valables quant aux choix dictant les actions, comme l’atteste le petit dernier des festivals d’art contemporain, Evento : coûteux, ambitieux, mais quels résultats en termes de démocratisation, d’apports concrets pour la ville et ses habitants ?

La question des friches culturelles est donc située au carrefour de toutes les interrogations actuelles : développement durable, économie créative, rayonnement européen, démocratisation culturelle, lien social, métropolisation et lutte contre la ségrégation résidentielle, et puis aussi et surtout l’imminence d’une refondation des gouvernements locaux ( Rapport Balladur puis prochaine loi visant à supprimer conseil régional et général, afin de les fondre en un seul : le conseil territorial basé sur les frontières mouvantes de l’agglomération). Elle permet de visualiser à court termes les évolutions de stratégies, plus offensives pour les acteurs privés, plus défensives pour les institutions publiques. Elle apporte un peu d’optimisme quant à l’avenir de l’engagement individuel et/ou collectif dans l’espace public. Bref, elle se place comme le rouage principal, actuel, de la démocratie locale.

 

En plus de ça, paraît-il que la grippe A ne touche pas les filles cultivées.


Geb. 28 octobre 2009.

Les principaux lieux de « Fabrique » dans l’agglo :

  • TNT – Manufacture de chaussure : 226 boulevard Albert Premier non loin de Bègles-Terre-Neuves à Bordeaux (http:/www.letnt.com).

 

D’autres un peu plus loin :

 

1 Cf. Françoise Taliano-des Garets, Le Festival Sigma de Bordeaux (1965-1990), 1992 ; http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1992_num_36_1_2602

2 Cf. http://www.paris.fr/portail/viewmultimediadocument?multimediadocument-id=66001

 3http://www.bordeaux.fr/ebx/portals/ebx.portal?_nfpb=true&_pageLabel=pgSomRub11&classofcontent=sommaire&id=1252

4 Cf. la brochure institutionnelle Vers le Grand Bordeaux 2030, une métropole durable. Trouvable dans toute bonne officine municipale.

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